Quelle enveloppe ? Quel chardon ?
Tout le monde se souvient de la merveilleuse formule de sainte Thérèse d'Avila s'adressant aux couventines (que le lecteur se rassure, il n'a pas entre les mains un bulletin paroissial livré par erreur) : "Loin de vous la moindre tristesse, lorsque l'obéissance vous occupe à des choses extérieures ; et comprenez bien que si, par exemple, elle vous emploie à la cuisine, notre divin Maître est là, au milieu des plats et des marmites [...]" . L'idée semble, aujourd'hui encore, bien plus juste, à ceux qui croient au ciel, que Dieu se faufile entre les casseroles plutôt que de chevaucher les éclairs, et, à ceux qui n'y croient pas, que le véritable mystère loge dans l'espace proche plus que dans l'horizon lointain. Giorgio Morandi est sans nul doute l'un des trois ou quatre plus grand peintres du XXe siècle : sa vie durant pourtant (passée entre les murs de ses ateliers de Bologne et de Grizzana) il ne s'est attaché qu'à quelques dizaines de bouteilles, de pots et de boîtes, dont il a inlassablement cherché à cerner l'énigme, en véritable moine laïc, qui n'eut d'ailleurs pour l'entourer que des sœurs — les siennes. Son génie aura été de comprendre qu'à vouloir peindre hardiment les rêves et les drames du monde, on ne produisait que de la batterie de cuisine (abstraite, allégorique, ce qu'on voudra), mais qu'en peignant une batterie de cuisine, on avait une modeste chance d'atteindre, sur une toile, à l'être-là des choses ...
Delphine D. Garcia appartient à la famille d'esprit de Morandi. On aurait peine à soutenir que ses eaux-fortes aquarellées s'attaquent de front aux grands genres : pas de femmes nues ni de chevaux de bataille (ou, pour être exact, aucune de ces femmes nues ou chevaux de bataille corrigés des variations saisonnières, qui peuplent avec plus ou moins de bonheur l'art qui nous entoure), rien qu'une déclinaison discrète des thèmes de la nature morte. Une pomme de pin, une enveloppe, un chardon — cousins de cette asperge que Manet envoya un jour en cadeau à Charles Ephrussi, qui lui avait payé mille francs le tableau d'une botte de légumes facturé huit cents francs — un petit déjeuner, un sac à main, du linge qui sèche. Elle n'en peint pas le caractère anodin ou dérisoire (même si elle travaille à l'eau-forte et à l'aquarelle, le verbe peindre n'est pas ici déplacé), mais ce que l'on pourrait appeler le sublime ordinaire. Ce qu'elle nous offre en partage, et qui n'est pas rien, c'est l'expérience retrouvée des choses simples, cette expérience dont la société d'abondance nous prive en mettant à portée de main, de ce côté-ci du monde au moins, tous les produits de première nécessité (songe-t-on seulement au peu d'effort, et donc au peu de respect pour la nourriture, que représente aujourd'hui la préparation d'un repas, comparée à ce qu'elle était voilà même cinquante ans ?). Delphine D.Garcia chuchote la vérité en peinture — et son murmure est plus audible que n'importe quel cri : on apprendra toujours plus d'un haïku que d'un long discours académique.
Le Japon, qui a inventé cette variante particulière de la forme brève qu'est le haïku, n'est d'ailleurs jamais loin, chez l'artiste : ses cinq sushis, presque cinq syllabes visuelles, pourraient bien être une reconnaissance de dette joliment déguisée, et je ne vois, dans l'histoire de la représentation, que l'estampe japonaise pour avoir comme elle donné au linge qui sèche la dignité d'une preuve d'amour (on songe à l'image de Suzuki Harunobu intitulée L'Averse ...). Les dessous que Delphine D.Garcia peint dans le tranquille abandon d'une impudeur innocente figurent parmi les plus belles images de la tendresse des corps qu'on puisse rêver, et quoi de plus rebelle à l'image, à l'image juste, que la tendresse des corps ? Il faut du temps pour parvenir à cette ampleur dans la simplicité — le haïku encore : John Cage mit des années, dit-il, à trouver la traduction satisfaisante d'un poème de Bashô ; il lui fallut ramener le tercet de 5, 7 et 5 syllabes à une pure question, sans rapport avec la métrique et les détails du texte original qui devint : Quelle feuille ? Quel champignon ?
De sa très profane bien que monacale retraite à l'écart des grandes capitales, Delphine D. Garcia prend le temps de nous envoyer des billets de rappel : l'intelligence la plus vive, et la sensualité la plus douce sans quoi l'intelligence n'est rien, circulent aussi, et peut-être surtout, entre les lessives et les boîtes aux lettres ... La nature morte aura mis, de sa disparition à la fin de l'époque romaine jusqu'à sa renaissance chez Le Caravage, les Flamands ou Zurbaran, presque mille ans à se remettre des grands monothéismes qui, lorsqu'ils ne condamnaient pas l'image, ne la toléraient que montrant des corps glorieux ou souffrants — les plats ou les marmites de sainte Thérèse d'Avila ne sont d'ailleurs peut-être pas pour rien dans le retour du divin au cœur des choses simples. C'est un genre exigeant, dont il n'est pas étonnant qu'il perdure aujourd'hui loin du tapage, par exemple dans de secrets laboratoires, isolés, de la campagne normande ...
Œuvres de Sainte Térèse traduites d'après les manuscrits originaux, Paris, Jacques Lecoffre et Cie, 1959, p. 78. ( "[...] que si es en la cocina, entre los pucheros anda el Señor [...]").
Littéralement, et dans le respect, que Roland Barthes tenait légitimement pour impossible et absurde, de la métrique japonaise : Ah, le champignon/La feuille d'un arbre inconnu/S'est collée dessus.
Didier Semin